Voici l’histoire de Matthew, alias Cherrie Ontop, un nom de scène que l’on pourrait traduire en français par… « Cerise Surlegateau ».

Diagnostiqué séropositif à l’âge de 21 ans, ce comédien gay a eu du mal à trouver sa place en grandissant dans la très conservatrice Irlande du Nord, dernier territoire britannique qui a légalisé le mariage pour tous en octobre 2019.
 
Pour échapper à sa réalité, Matthew a créé Cherrie, son alter ego provocateur et flamboyant. Il est devenu la star de la scène drag de Belfast et ses parents, chrétiens pratiquants, qui l’ont toujours soutenu, ne ratent pas un seul de ses spectacles du dimanche. Juste après la messe.

Réalisé par Nicky Larkin
Photographie : Jenny Atcheson
Montage : Jules Lyndon
Prise de son : Graeme Denny
Seconde caméra : Gerard Donnelly
Production : Federica Cianetti, Patricia Moore
Son : Terry Grew
Musique additionnelle : Tony Fitz
Sous-titrage : Morgane Helstroffer
Remerciements : Northern Ireland Screen & the Digital Arts Studios, Belfast

Interview

Nicky Larkin | 99.media

Nicky Larkin
Réalisateur

“Je voulais filmer tout le processus de transformation, avec Matt/Cherrie regardant directement le spectateur, comme s’il se regardait dans le miroir.”
  • Peux-tu nous parler de toi ?


Je suis scénariste et réalisateur. Je suis originaire de Birr en Irlande, mais je vis et travaille à Belfast en Irlande du Nord, depuis sept ans. J’ai étudié aux Beaux-Arts à Galway et au Chelsea College of Art de Londres. J’ai commencé ma carrière en tant qu’artiste visuel, mais au fil des ans, je me suis tourné vers la réalisation de films.

  • Comment as-tu rencontré Matthew ?
    Pourquoi as-tu voulu raconter son histoire?


Je voulais faire un film sur le VIH parce que les choses ont radicalement changé. Grâce aux énormes progrès de la médecine en termes de traitement médicamenteux, les personnes séropositives peuvent maintenant vivre longtemps et en bonne santé. Le VIH n’est plus la grande maladie effrayante qu’il était autrefois. De nos jours, c’est une maladie avec laquelle on peut vivre.


Pourtant, la perception de l’opinion publique est encore fermement ancrée dans le passé, en particulier dans cette partie du monde, et il y a donc toujours une grande stigmatisation des personnes séropositives. Quand les gens pensent au VIH, ils ont encore en tête les années 80, mais la réalité d’aujourd’hui est vraiment très différente.


Et donc je voulais raconter cette histoire. Matt est la seule personne ouvertement séropositive vivant en Irlande du Nord, ce qui est incroyablement courageux. En plus c’est un artiste-né, alors je savais qu’il serait formidable dans un film !


Son histoire est encore plus intéressante parce qu’il vient d’un milieu religieux. Comme il nous le raconte dans le film, le pasteur lui disait de s’asseoir à l’arrière de l’église. Il a affronté toutes sortes de terribles préjugés en grandissant. Mais heureusement, ses parents, Kathy et Terry, sont totalement extraordinaires et incroyablement solidaires. Ils l’ont accompagné à chaque étape de sa vie.

Becoming Cherrie | 99.media
  • Pas à pas, Matthew devient Cherrie pendant le film. Il nous regarde droit dans les yeux, cadré en gros plan, comme pour nous empêcher de détourner notre attention. Quelle était ton intention ?


Matt a créé son alter ego, Cherrie Ontop, comme un moyen de faire face à l’annonce de sa séropositivité. Mon idée, c’était donc que Matt devienne Cherrie au cours du film, littéralement, pendant qu’il nous raconte son histoire. Je voulais donc filmer tout le processus de transformation, avec Matt/Cherrie regardant directement le spectateur, comme s’il se regardait dans le miroir.

Ainsi, Jenny Atcheson, notre formidable directrice photo, a mis en place un dispositif technique qui permettait à Matt de regarder directement dans l’objectif, comme s’il utilisait un miroir pour se maquiller. Il commence ainsi le film en tant que Matt et le termine en tant que Cherrie, tout en nous regardant droit dans les yeux !

En ce qui concerne l’interview avec ses parents, j’avais toujours imaginé et planifié que la mère de Matt, Kathy, serait notre interlocutrice mais il se trouve qu’elle n’était pas disponible le jour où nous devions tourner. Nous avons donc interviewé Terry, le père de Matt, qui n’avait jamais parlé de la séropositivité de son fils auparavant. Et comme vous pouvez le voir dans le film, il lui a complètement volé la vedette, il a été formidable !

Ainsi l’année suivante, quand nous avons tourné « Cherrie, Me and HIV », notre documentaire pour la BBC sur l’histoire de Matt, on a assisté à une rivalité très drôle entre les parents de Matt pour savoir qui serait le meilleur à l’écran !

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Je n’ai que de l’admiration pour lui. Il a parlé afin d’être une lumière d’espoir pour ceux qui souffrent.”
  • Peux-tu nous en dire plus sur ces phrases atroces que Cherrie prononce ?


Toutes ces phrases sont véridiques, elles ont été rédigées sur internet à l’attention de Matt. Il m’a envoyé des captures d’écran et j’ai décidé d’adapter ces textes dans un script pour que Cherrie puisse les déclamer devant la caméra.


Je pense qu’il est très facile d’écrire des choses vraiment horribles quand vous êtes caché derrière votre téléphone ou votre clavier. Mais quand vous avez quelqu’un juste en face de vous qui crache ces mêmes mots, c’est très puissant et assez dérangeant.


Les gens doivent se rendre compte que c’est la même chose, que ces mots ont le même effet dévastateur sur quelqu’un. Ce n’est pas parce que c’est en ligne que c’est plus facile à encaisser. Les gens doivent être conscients des conséquences de leurs mots, même s’ils les tapent sur un smartphone.


Mais dans l’ensemble, je ne pense pas que le message du film soit triste, je pense que c’est une histoire pleine d’espoir, une histoire de force, de résilience, de réinvention. Matt a surmonté des difficultés incroyables et il est devenu une personne plus forte. C’est un modèle à suivre pour toute personne qui serait confrontée à de tels problèmes. Ce rôle de modèle lui tient à cœur.


Comme il le dit dans le film, il ne connaissait personne vivant avec le VIH lorsqu’il a été diagnostiqué pour la première fois. Il avait l’impression d’être tout seul sur cette île. Ainsi, en racontant son histoire, il voulait s’assurer que les autres n’aient pas à ressentir le même sentiment d’isolement et de solitude terrible que lui-même ressentait.

  • Ton film a connu un beau parcours en festivals, dans de nombreux pays. Il raconte une histoire locale mais il porte un message universel.


C’est incroyable que l’histoire de Matt parle à autant de gens à travers le monde.
C’est une histoire qui se passe en Irlande du Nord mais qui pourrait arriver n’importe où. Et puis Matt est un gars si chaleureux, si sympathique, que son charisme crève l’écran et peut toucher tout un chacun…


Je suis absolument ravi que le film ait été si bien reçu et vu dans tant de pays, dans tant de festivals différents, jusqu’en Corée du Sud et au Brésil. Mon meilleur souvenir, c’était au festival du film britannique de Dinard où Cherrie et moi-même avons pu nous pavaner sur le tapis rouge…

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  • Les choses ont (enfin) changé en Irlande du Nord, où le mariage pour toutes et tous a été légalement reconnu le 13 janvier 2020. Mais même si Belfast s’est aligné sur le reste du Royaume-Uni, cela change-t-il vraiment la manière dont la communauté LGBT vit au quotidien ?
     

Nous avons ici un parti politique appelé DUP, un parti chrétien conservateur responsable de toute une série de rhétoriques homophobes haineuses. Malheureusement, il fait partie du gouvernement et il a beaucoup de pouvoir et d’influence.

 

Ironiquement, le DUP est un parti unioniste. Il veut donc que l’Irlande du Nord reste une partie du Royaume-Uni mais pourtant il ne veut pas les mêmes lois que le reste du Royaume-Uni au sujet du mariage pour tous et de l’avortement. On se croirait au XVIème siècle !

 

Mais l’art est un puissant outil de protestation. Il y a un groupe de théâtre appelé The Belfast Ensemble, dont Matt est l’un des principaux membres, qui a créé un opéra l’année dernière appelé Abomination. L’idée, c’était de reprendre toutes les déclarations homophobes faites par le DUP et de les mettre en musique. Vous obteniez ainsi un mélange entre une musique magnifique et des paroles haineuses, afin de mettre en évidence le pouvoir des mots lorsqu’ils sont utilisés de manière irresponsable par les politiciens.

 

J’ai réalisé un documentaire sur la création de cet opéra, des premiers jours de répétitions dans une église de Belfast, jusqu’aux représentations à guichets fermés au Lyric Theatre. Pendant le tournage, la loi sur le mariage pour tous est entrée en vigueur. On a assisté à de grandes manifestations de joie à l’extérieur de Stormont, le siège de l’assemblée, à Belfast. Il y a un un réel sentiment d’espoir car les choses commencent vraiment à changer en Irlande du Nord.

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  • Comment va Matthew aujourd’hui ?  

 

C’est une période difficile pour Cherrie Ontop car tous ses spectacles de cabaret ont été annulés à cause des restrictions liées au COVID. Il se produit d’habitude chaque semaine dans un cabaret à Belfast, mais malheureusement, il semble que cela prendra du temps avant que nous soyons en mesure de rouvrir les théâtres au public.

 

Mis à part ça, Matt va bien. Il est devenu un véritable modèle pour beaucoup de gens en Irlande du Nord. Je n’ai que de l’admiration pour lui. Il n’était obligé de partager son histoire avec le monde, il aurait pu garder tout cela pour lui. Mais il l’a fait pour aider d’autres personnes, pour être une lumière d’espoir pour ceux qui souffrent, et cela lui a coûté. Il y a beaucoup de gens vraiment méchants, et malheureusement, ils ont tous des smartphones !

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  • Sur quoi travailles-tu en ce moment ?  


Nous venons de terminer un court métrage comique intitulé « Gone Viral », que j’ai écrit et réalisé, qui a été produit par Raymond Lau de Green Dragon Media, financé par Northern Ireland Screen. C’est l’histoire d’un homme d’âge moyen qui se désespère de devenir viral sur les réseaux sociaux alors qu’il est enfermé dans sa maison avec sa femme pendant la pandémie de COVID en Irlande du Nord.


Je l’ai écrit vers Pâques puis nous avons eu la chance de pouvoir le tourner entre un confinement et l’autre. Je travaille désormais à le transformer en série.


Sinon j’ai aussi quelques nouveaux projets de documentaires en développement donc j’espère que le monde reviendra à la normale le plus vite possible pour que l’on puisse recommencer à faire des films !

  • Un mot sur 99 et le sous-titrage multilingue de ton film ?  


C’est vraiment une opportunité incroyable de donner ainsi un nouveau souffle à mon film, qui a eu jusqu’à présent une audience principalement anglophone.


99 nous donne une chance fantastique de diffuser le message de Matt auprès de personnes qui n’auraient jamais pu l’entendre autrement. Peut-être que quelqu’un qui a vraiment besoin d’entendre l’histoire de Matt pourra ainsi la découvrir et trouver un peu d’espoir, un peu de lumière.


Et du point de vue d’un cinéaste, c’est toujours formidable de trouver un public aussi large que possible pour son travail donc je suis absolument ravi de voir mon film ainsi traduit en sept langues!

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